Chapitre 6

 

Ford Prefect toucha le sol tout en courant. Le sol était une dizaine de centimètres plus loin de la trappe de ventilation que dans son souvenir, aussi avait-il mal calculé son point de chute : il se mit trop tôt à courir, trébucha et se tordit la cheville. Zut ! Il dévala néanmoins le corridor, en boitant légèrement.

Dans tout le bâtiment, des sonneries d’alarme s’étaient mises à retentir avec leur frénésie coutumière. Il plongea derrière les placards de rangement habituels pour se mettre à l’abri, jeta un coup d’œil circulaire pour vérifier qu’il n’était pas surveillé, et se mit rapidement à fouiller dans sa sacoche, à la recherche des trucs dont il avait habituellement besoin.

Sa cheville – et là, c’était inhabituel – lui faisait un mal de chien.

Le sol n’était pas seulement dix centimètres plus loin de la trappe de ventilation que dans son souvenir, il était également sur une planète différente de celle de son souvenir, mais c’étaient quand même les dix centimètres qui l’avaient pris par surprise. Les bureaux du Guide du routard galactique étaient assez souvent transférés sur une autre planète sans crier gare, pour des raisons de climat local, d’hostilité locale, de factures d’électricité locales ou de taxes locales, mais ils étaient toujours reconstruits de façon rigoureusement identique, presque à la molécule près. Pour bien des employés de la compagnie, le plan de leur bureau représentait la seule constante qu’ils connaissaient dans un univers personnel fortement distordu.

Un élément, toutefois, demeurait bizarre.

En soi, cela n’avait rien de surprenant, songea Ford en sortant sa serviette, modèle jet de l’éponge pour boxeur poids léger. Pratiquement à peu près tout dans son existence était, à un degré plus ou moins accentué, bizarre. C’était juste le fait que cet élément soit affecté d’une bizarrerie légèrement différente de celle à laquelle il était accoutumé qui était en soi, eh bien, étrange. Il n’arriva pas tout de suite à mettre le doigt dessus.

Il sortit sa pince à déclaveter taille 3.

Les sonneries d’alarme retentissaient sur le rythme habituel qu’il connaissait bien. Il y avait là comme une musique qu’il pouvait presque fredonner. Tout cela était parfaitement familier. Le monde extérieur était nouveau pour Ford. Il n’avait jamais encore visité Saquo-Pilia Hensha, et la planète lui avait plu. Il y régnait comme une atmosphère de carnaval.

Il sortit de sa sacoche un arc miniature, avec ses flèches, acheté à un marchand forain.

Il avait découvert que cette atmosphère de carnaval venait de ce que les autochtones célébraient comme tous les ans la Supposition de Saint Antwelm. Saint Antwelm avait été de son vivant un grand roi populaire qui avait émis une grande et populaire supposition. Il avait supposé que ce que tout le monde désirait, toutes choses égales par ailleurs, c’était d’être heureux ensemble, de bien se marrer et de s’éclater un max. À sa mort, il avait par testament légué toute sa fortune à l’organisation d’une fête annuelle destinée à rappeler cette idée, avec tout plein de victuailles, de danses et de jeux très idiots comme Chasse-le-Wocket. Sa Supposition avait été jugée si brillante qu’on l’en avait canonisé. Mieux encore, tous les personnages qu’on avait jusqu’ici canonisés pour s’être fait lapider à mort sans opposer la moindre résistance ou avoir vécu la tête en bas dans un tonneau de purin avaient été instantanément démis de leur saint titre et ravalés au simple rang de souvenirs plutôt gênants.

La tour familière des bureaux du Guide du routard galactique dominait les confins de la cité et Ford Prefect y avait fait irruption à sa manière habituelle. Il s’y introduisait toujours par le système de ventilation et non en empruntant le hall principal car, dans le hall principal, patrouillaient des robots chargés d’interroger les employés qui entraient sur le montant de leurs notes de frais. Les notes de frais de Ford Prefect se révélaient notoirement complexes et délicates et il avait estimé que, dans l’ensemble, les robots du hall n’étaient pas à même de saisir la subtilité des arguments qu’il désirait faire valoir pour les justifier. Il préférait donc faire son entrée par un autre itinéraire.

Cela entraînait le déclenchement de presque toutes les sonneries d’alarme de l’immeuble, sauf celles du service de comptabilité, et Ford préférait qu’il en soit ainsi.

Il se planqua derrière le placard de rangement, lécha la ventouse au bout de la flèche miniature, puis fixa celle-ci contre la corde de l’arc.

En moins de trente secondes, un robot de sécurité de la taille d’un petit melon déboula de l’extrémité du couloir, volant à peu près à hauteur de taille, examinant chaque paroi tour à tour pour y traquer le moindre détail sortant de l’ordinaire.

Avec un minutage impeccable, Ford propulsa la flèche miniature en travers de sa route. La flèche traversa le couloir et se colla, toute vibrante, au mur opposé. Durant son vol, les détecteurs du robot s’étaient aussitôt verrouillés dessus et l’engin décrivit un virage à quatre-vingt-dix degrés pour la suivre, voir de quoi diable il s’agissait et quelle était sa destination.

Ce qui procura à Ford une précieuse seconde, celle durant laquelle le robot regardait dans la direction opposée. Il lança sa serviette sur le robot volant et le captura.

Entravé par les divers capteurs dont il était hérissé, le robot était incapable de manœuvrer à l’intérieur de la serviette et il se trémoussait donc en tous sens sans parvenir à se retourner pour faire face à son ravisseur.

Ford l’attira vers lui en toute hâte et le plaqua au sol. Il commençait à gémir pitoyablement. D’un geste vif né d’une longue pratique, Ford, armé de sa pince à déclaveter taille 3, glissa la main sous la serviette et déverrouilla la petite trappe en plastique située à la partie supérieure du robot et donnant accès à ses circuits logiques.

La logique est certes une chose merveilleuse mais elle a, comme ont pu le révéler les processus de l’évolution, certains inconvénients.

Tout ce qui pense logiquement peut être abusé par un tiers dont la pensée est au moins aussi logique. Le moyen le plus simple d’abuser un robot parfaitement logique est de l’abrutir avec la même séquence à répétition jusqu’à ce qu’il se retrouve coincé dans une boucle. La meilleure démonstration en été fournie par la fameuse expérience du Sandwich au Hareng, conduite voici des millénaires à l’IDLELERAM (Institut de Démonstration Lente Et Laborieuse des Évidences Remarquables À Maximégalon).

Un robot était programmé à croire qu’il adorait les sandwiches au hareng. C’était d’ailleurs la partie la plus difficile de l’expérience. Une fois le robot programmé à croire qu’il adorait les sandwiches au hareng, on plaçait devant lui un sandwich au hareng. Et le robot de se dire : « Ah ! Un sandwich au hareng ! J’adore les sandwiches au hareng. »

Il se penchait alors pour saisir le sandwich au hareng dans sa pince à sandwiches au hareng, puis il se redressait. Malheureusement pour le robot, il était conçu de telle manière que l’action de se redresser faisait glisser le sandwich au hareng hors de la pince à sandwiches au hareng jusqu’à ce qu’il tombe par terre devant le robot. Et le robot de se dire : « Ah ! Un sandwich au hareng ! J’adore les sandwiches au hareng » et de répéter la même séquence à l’infini. La seule chose qui empêchait le sandwich au hareng de mourir d’ennui dans l’affaire et de s’éclipser discrètement pour trouver un autre moyen de passer le temps était que le sandwich au hareng, n’étant jamais qu’un bout de poisson mort coincé entre deux tranches de pain, était très légèrement moins conscient du déroulement des évènements que ne l’était le robot.

C’est ainsi que les chercheurs de l’Institut découvrirent la force motrice inhérente à tout changement, progrès ou innovation dans la vie et qui est celle-ci : le sandwich au hareng. Ils publièrent un article en ce sens, qui fut largement critiqué comme étant d’une profonde stupidité. Ils vérifièrent leurs chiffres et se rendirent compte que ce qu’ils avaient découvert en réalité était la notion d’« ennui », ou plus précisément, la fonction pratique de l’ennui. Dans la fièvre de leur exaltation, ils se mirent à découvrir toute une série d’autres émotions comme l’« irritabilité », la « dépression », la « réticence », la « ringardise » et ainsi de suite. Leur autre grande avancée se produisit quand ils cessèrent d’employer les sandwiches au hareng, ce qui leur révéla aussitôt tout un fatras d’émotions nouvelles à étudier, telles que le « soulagement », la « joie », l’« allégresse », l’« appétit », la « satisfaction » et, par-dessus tout, le désir du « bonheur ».

C’était, de loin, l’avancée la plus significative.

Dès lors, des jeux entiers de codes complexes destinés à gouverner le comportement des robots dans toutes les situations possibles purent être remplacés avec une simplicité extrême : tout ce dont avaient besoin les robots, c’était de la capacité à soit s’ennuyer, soit être heureux, et de la satisfaction d’un nombre réduit de conditions pour conduire à l’un ou l’autre état. Pour le reste, à eux de se débrouiller.

Le robot que Ford avait pris au piège sous sa serviette n’était pas, pour l’instant, un robot heureux. Il était heureux quand il pouvait gambader librement. Il était heureux quand il pouvait voir d’autres choses. Il était particulièrement heureux quand il pouvait voir gambader les autres choses, et tout particulièrement si ces autres choses gambadaient en faisant des choses qu’elles n’avaient pas le droit de faire, car dans ce cas, il pouvait, avec un ravissement considérable, les dénoncer.

Ford allait y remédier vite fait.

Il s’accroupit au-dessus du robot et le coinça entre ses genoux. La serviette-éponge masquait toujours ses mécanismes détecteurs mais Ford avait à présent sous les yeux ses circuits logiques. Le robot ronronnait avec réprobation et mauvaise humeur mais il ne pouvait que trépider, pas vraiment bouger. À l’aide de sa pince, Ford retira de son support une petite puce électronique. Dès qu’elle fut extraite, le robot se calma et resta immobile, comateux.

La puce que Ford avait retirée était celle qui contenait le jeu d’instructions recouvrant l’ensemble des conditions à remplir pour que le robot se sente heureux. Le robot était heureux quand une infime charge électrique émise d’un point à l’angle gauche de la puce atteignait un autre point juste à l’angle opposé de celle-ci. Et c’était la puce qui décidait si la charge devait y parvenir ou pas.

Ford sortit une petite longueur de fil métallique qui avait été cousu dans la serviette. Il en inséra une extrémité dans le trou supérieur gauche du support du microprocesseur et l’autre dans le trou inférieur droit.

Ce n’était pas plus compliqué que ça. Désormais, le robot serait ravi, quoi qu’il advienne.

Ford se leva aussitôt et jeta la serviette. Le robot s’envola dans les airs, extatique, en décrivant une espèce de trajectoire tire-bouchonnante.

Il pivota et regarda Ford.

— Monsieur Prefect, cher monsieur Prefect ! Je suis si heureux de vous voir !

— Moi aussi, mon p’tit gars, répondit Ford.

Le robot s’empressa de rapporter à son central que dorénavant tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ; les sonneries d’alarme se turent bientôt et la vie reprit son cours normal.

Enfin, presque normal.

Il y avait ici quelque chose de bizarre.

Le petit robot gargouillait de plaisir électrisé. Ford se précipita vers le bout du couloir, suivi par l’engin qui bondissait sur son passage en lui répétant combien tout était délicieux et combien il était heureux de pouvoir le lui dire.

Ford, toutefois, n’était pas heureux.

Il croisa les visages de gens qu’il ne connaissait pas. Ils n’étaient pas son genre. Trop bien sur eux.

Les yeux trop morts. Chaque fois qu’il croyait reconnaître quelqu’un de loin et pressait le pas pour lui dire bonjour, c’était finalement quelqu’un d’autre, avec une coiffure plus stylée, un regard bien plus dynamique, bien plus décidé que… eh bien, tous les gens qu’il avait coutume de croiser.

Une cage d’escalier avait été déplacée de quelques centimètres sur la gauche. Un plafond légèrement abaissé. Un hall d’accueil remodelé. Tous ces détails n’avaient en soi rien d’inquiétant, même s’ils désorientaient un peu. Non, ce qui le tracassait, c’était le décor. Il avait toujours été clinquant et tapageur. Luxueux – grâce aux ventes phénoménales du Guide dans toute la Galaxie civilisée et post-civilisée – mais luxueux et rigolo. D’incroyables machines à sous étaient alignées dans les corridors. Des pianos à queue aux couleurs délirantes pendaient des plafonds, de méchantes créatures marines de la planète Viv jaillissaient de bassins creusés au milieu de galeries couvertes remplies d’arbres, des sommeliers robots vêtus de chemises ridicules hantaient les couloirs à la recherche de mains susceptibles de se refermer sur des verres de boisson mousseuse. Les employés avaient dans leurs bureaux des vastodragons domestiques en laisse ou des ptérospondes juchés sur leur perchoir. Bref, les gens savaient s’amuser, et pour ceux qui ne savaient pas, ils pouvaient suivre des cours chargés d’y remédier.

Tout cela avait désormais disparu.

Quelqu’un était venu exercer ses iniques talents de décorateur de bon goût dans tout l’immeuble.

Ford tourna brusquement dans une petite alcôve, mit ses mains en porte-voix et héla le robot. Il s’accroupit et lorgna le cybernaute roucoulant.

— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda-t-il.

— Oh, rien que des choses formidables, monsieur, les choses les plus formidables qui soient. Puis-je m’installer sur vos genoux, s’il vous plaît ?

— Non, dit Ford en l’écartant sans douceur.

Débordant d’allégresse d’être ainsi rabroué, le robot se mit à bondir, gambader et pirouetter. Ford le récupéra et le tint fermement immobile dans les airs à trente centimètres de son visage. Le robot essaya de rester en place mais il ne pouvait s’empêcher de frémir légèrement.

— Il y a bien quelque chose de changé, non ? siffla Ford.

— Oh, mais oui, couina le petit robot, et dans le sens le plus fabuleux, le plus merveilleux qui soit. Cela me fait tellement plaisir.

— Comment était-ce, avant ?

— Délicieux.

— Mais tu aimes mieux comme c’est maintenant ? insista Ford.

— J’aime absolument tout, gémit le robot. En particulier quand vous me criez après comme ça. Refaites-le, s’il vous plaît.

— Contente-toi de me dire ce qui est arrivé !

— Oh, merci, merci !

Ford soupira.

— Bon, bon, d’accord, haleta le robot. Le Guide a été racheté. Il y a une nouvelle direction. Elle est si fabuleuse que j’en fondrais. L’ancienne direction était également super, bien sûr, même si je ne suis pas certain d’avoir eu cette opinion à l’époque.

— C’était avant de te retrouver avec un bout de fil coincé dans la tête.

— Comme c’est vrai. Comme c’est merveilleusement vrai. Comme c’est merveilleusement, prodigieusement, formidablement, explosivement vrai. Quelle observation d’une exactitude à vous combler d’extase.

— QU’EST-IL AR-RI-VÉ ? martela Ford. Quelle est cette nouvelle direction ? Quand a-t-elle pris les commandes ? Je… oh, laisse tomber », ajouta-t-il en voyant le robot se mettre à tressaillir d’une joie incontrôlable et commencer à se frotter contre son genou. « Je trouverai bien tout seul.

 

Ford se jeta contre la porte du bureau du rédacteur en chef, rentra la tête dans les épaules quand l’encadrement éclata, fit un rapide roulé-boulé sur le tapis en direction de la table roulante ordinairement chargée des breuvages parmi les plus corsés et les plus coûteux de toute la Galaxie, saisit le chariot et, le poussant devant lui pour se couvrir, traversa, voûté, la partie centrale dégagée de la pièce, en direction du coin où se dressait la dispendieuse et fort obscène statue de Léda et la Pieuvre afin de s’abriter derrière. Dans le même temps, le petit robot de sécurité, pénétrant dans la pièce à hauteur de poitrine, éprouvait un ravissement suicidaire à la perspective de détourner sur lui les rafales d’armes automatiques.

Enfin, tel était le plan, et un plan nécessaire.

L’actuel rédacteur en chef, Stagyar-zil-Doggo, était un dangereux déséquilibré qui considérait d’un œil homicide tout collaborateur osant entrer dans son bureau sans lui apporter des pages entières de copie fraîche et corrigée, et avait fait installer une batterie de fusils à guidage laser reliés à des détecteurs spéciaux encastrés dans l’encadrement de la porte à seule fin de dissuader quiconque se contentait de lui fournir de très bonnes raisons de n’avoir rien rédigé. C’était ainsi qu’il maintenait la production du service à un niveau élevé.

Malheureusement, le chariot à liqueurs n’était pas là.

Ford se jeta désespérément de côté et fit une pirouette en direction de la statue de Léda et la Pieuvre, qui brillait également par son absence. Il roula sur lui-même et courut dans toute la pièce, en proie à une espèce de panique aléatoire, trébucha, tournoya, heurta la fenêtre qui, par chance, était conçue pour encaisser les tirs de roquette, rebondit et s’effondra en petit tas tout essoufflé et couvert de bleus derrière un élégant canapé de cuir retourné gris, qui n’était pas là auparavant.

Quelques secondes après, Ford leva lentement la tête pour jeter un coup d’œil par-dessus le dossier. De même qu’il n’y avait ni chariot à liqueurs, ni Léda, ni Pieuvre, on notait absence frappante de rafales d’armes automatiques. Il fronça les sourcils. Voilà qui était bougrement inquiétant.

— Monsieur Prefect, je présume, dit une voix.

La voix émanait d’un individu au visage glabre installé derrière un imposant bureau plaqué de céramo-teck. Stagyar-zil-Doggo était peut-être un sacré caractère mais jamais personne (et pour tout un tas de raisons) n’aurait songé à le qualifier de glabre. Ce n’était pas Stagyar-zil-Doggo.

— Je suppose, à votre façon d’entrer, que vous n’avez pas recueilli de matériel nouveau pour le, hum, le Guide, dit l’individu au visage glabre.

Il avait les coudes posés sur la table et les doigts joints d’une manière qui, inexplicablement, n’a jamais été assimilée à un crime capital.

— J’étais occupé, dit Ford.

L’excuse était assez bancale. Il se redressa péniblement, s’épousseta. Puis il se dit, merde, qu’est-ce que j’ai à raconter des trucs bancals ? Il fallait qu’il reprenne le dessus. Qu’il découvre qui diable pouvait bien être cet individu, et soudain, lui vint une idée pour le savoir.

— Qui diable êtes-vous ? demanda-t-il.

— Je suis votre nouveau rédacteur en chef. Enfin, si l’on décide de recourir encore à vos services. Je m’appelle Vann Harl. » Il ne tendit pas la main mais ajouta simplement : « Qu’avez-vous fait à ce robot de sécurité ?

Le petit robot tournait en rond au plafond avec une lenteur extrême tout en gémissant doucement.

— Je l’ai rendu très heureux, aboya Ford. C’est en quelque sorte ma mission. Où est Stagyar ? Plus précisément, où est son chariot à liqueurs ?

— Monsieur zil-Doggo ne fait plus partie de cette organisation. Son chariot à liqueurs, j’imagine, doit l’aider à se consoler de cet état de fait.

— Organisation ? hurla Ford. Organisation. Bon sang quel terme stupide pour un fourbi pareil !

— C’est précisément notre opinion. Mal bâti, trop coûteux, mal géré, trop imbibé. Et, ajouta Harl, je ne parle que de l’ancien rédac-chef.

— Les blagues, c’est mon domaine, gronda Ford.

— Non, dit Harl. Votre domaine, c’est la cuisine. Vous tiendrez la rubrique gastronomique.

Il lança un carré de plastique sur le bureau devant lui. Ford ne fit pas un geste pour le ramasser.

— Vous quoi ? dit Ford.

— Non. Moi Harl. Vous Prefect. Vous faire rubrique gastronomique. Moi rédacteur en chef. Moi assis au bureau et moi dire vous faire rubrique gastronomique. Vous piger ?

— La rubrique gastronomique ?, dit Ford, encore trop abasourdi pour être vraiment en colère.

— Assis, Prefect ! dit Harl.

Il fit tourner son fauteuil pivotant, se leva et alla contempler les minuscules taches colorées qui profitaient du carnaval vingt-trois étages plus bas.

— Il serait temps de remettre debout cette affaire, Prefect, dit-il, coupant. Nous autres, à l’InfiniDim S.A., sommes…

— Vous autres à quoi ?

— L’InfiniDim S.A. Nous avons racheté le Guide.

— L’InfiniDim ?

— On a dépensé des millions pour le trouver, Prefect. Ou vous êtes emballé par ce nom, ou c’est vous qui remballez.

Ford haussa les épaules. Il n’avait rien à remballer.

— La Galaxie change, expliqua Harl. Nous devons changer avec elle. Suivre le marché. Le marché évolue. De nouvelles aspirations. De nouvelles technologies. L’avenir est…

— Ne me parlez pas de l’avenir, coupa Ford. J’y suis déjà allé. J’y ai même passé la moitié de mon temps. C’est la même chose qu’ailleurs. Strictement la même chose. Du tout au tout. Toujours les mêmes vieux trucs avec des bagnoles plus rapides et un air plus pollué.

— Ça, c’est un avenir parmi d’autres, dit Harl. C’est votre avenir, si vous l’acceptez. Vous devez apprendre à penser de manière pluridimensionnelle. Il y a un nombre infini d’avenirs qui filent dans toutes les directions à partir de l’instant présent – puis du suivant et du suivant. Des milliards d’avenirs qui bifurquent à chaque fraction de seconde ! Chaque position possible de chaque électron imaginable engendre des milliards de probabilités ! Des milliards de milliards d’avenirs éclatants et radieux ! Vous savez ce que cela veut dire ?

— Que vous bavez sur votre menton.

— Des milliards et des milliards de marchés !

— Je vois, dit Ford. Donc, vous vendez des milliards et des milliards d’exemplaires du Guide.

— Non », dit Harl en cherchant vainement son mouchoir. « Excusez-moi, mais ça m’excite à un point !

Ford lui tendit sa serviette.

— La raison pour laquelle nous ne vendons pas des milliards et des milliards d’exemplaires du Guide, reprit Harl après s’être essuyé la bouche, est une raison de coût. Ce que nous faisons, c’est vendre un exemplaire du Guide des milliards et des milliards de fois. Nous exploitons la nature multidimensionnelle de l’Univers pour réduire les frais de fabrication. Et nous ne le vendons pas à des routards sans le sou. Quelle idée stupide était-ce là ! Trouver le segment du marché qui, plus ou moins par définition, a les poches vides et vouloir lui fourguer quelque chose ! Non. Nous vendons au cadre aisé en voyage d’affaires et à son épouse en vacances dans un million de milliards d’avenirs différents. C’est le pari commercial le plus radical, le plus dynamique et le plus fructueux qui ait jamais existé dans l’infinité multidimensionnelle des probabilités spatio-temporelles.

— Et vous voulez que j’en sois le critique gastronomique ?

— Nous apprécierions votre contribution.

— Tue ! hurla Ford à l’adresse de sa serviette.

La serviette échappa des mains du rédacteur en chef.

Non parce qu’elle était mue par une force propre, mais parce que Harl avait sursauté à l’idée qu’elle pût l’être. Le second élément à faire sursauter Harl était la vision de Ford Prefect se ruant sur lui, les poings tendus, par-dessus le bureau. En vérité, Ford se ruait simplement sur la carte de crédit mais on ne parvient pas au genre de poste qu’occupait Harl au sein de l’organisation où il l’occupait, sans développer une vision sainement paranoïde de l’existence. Il prit donc la saine précaution de se jeter en arrière et de percuter avec son crâne la vitre à l’épreuve des roquettes pour s’écrouler aussitôt au milieu d’une série de rêves inquiétants et fortement personnels.

Étalé sur le bureau, Ford était surpris de voir à quel point tout s’était passé en douceur. Il jeta un rapide coup d’œil au bout de plastique niché au creux de sa main – une carte Dine-O-Frais déjà gravée à son nom et dont la date d’expiration tombait dans deux ans, sans doute le truc le plus sensationnel qu’il ait jamais vu – puis il enjamba le bureau pour examiner Harl.

Il respirait à peu près normalement. Ford estima que l’homme respirerait encore mieux s’il le soulageait du poids du portefeuille pesant sur sa poitrine. L’ayant subtilisé, il en examina le contenu. Pas mal de liquide. Des tickets restaurant. Une carte de club d’ultra-golf. D’autres cartes de clubs. Des photos d’une épouse et de la famille – sans doute les siennes, mais on ne pouvait plus en être sûr ; les cadres surchargés n’avaient souvent pas le temps d’entretenir une épouse et une famille à temps complet et se contentaient donc de les louer pour les fins de semaine.

Ha !

Il n’arrivait pas à croire à ce qu’il venait de trouver.

Il tira lentement du portefeuille un simple carré de plastique, follement excitant, niché au milieu d’une poignée de factures.

À regarder, il n’avait pourtant rien de follement excitant. Il était même assez moche. Plus petit et un peu plus épais qu’une carte de crédit, et translucide. Si on l’élevait à la lumière, on apercevait tout un tas d’images et d’informations codés sous forme d’hologrammes enfouis à quelques pseudo-centimètres sous la surface.

C’était une Identi-T-Aise, et c’était particulièrement bête et risqué de la part de Harl de la laisser traîner dans son portefeuille, même si c’était tout à fait compréhensible. On pouvait de nos jours exiger une preuve formelle de votre identité de tant de façons différentes qu’elles suffisaient à vous rendre la vie extrêmement pénible, sans parler des problèmes existentiels encore plus graves nés des efforts pour fonctionner comme une conscience cohérente dans un univers physique épistémologiquement ambigu. Prenez simplement l’exemple des billetteries automatiques. Des queues interminables de gens attendant de se faire lire les empreintes, scanner la rétine, racler un bout de peau sur la nuque en vue d’une analyse génétique instantanée (ou presque, cela prenait tout de même six ou sept interminables secondes), puis devant répondre à des questions pièges concernant des parents dont ils avaient oublié jusqu’à l’existence et leurs préférences en matière de couleurs de nappe. Et tout ça, rien que pour avoir un peu d’argent pour le week-end. Qu’on veuille faire un emprunt pour un astro-jet, signer un traité de limitation des missiles ou régler une note de restaurant, et les formalités pouvaient devenir réellement pénibles.

D’où l’idée de l’Identi-T-Aise. Elle codait l’ensemble des informations vous concernant, vous, votre corps et votre vie, sur une unique carte lisible dans toutes les machines, que vous pouviez toujours avoir sur vous, et qui symbolisait donc le plus grand triomphe de la technologie, à la fois sur elle-même et sur le simple bon sens.

Ford l’empocha. Il venait d’avoir une idée en tout point remarquable. Il se demanda combien de temps Harl allait rester inconscient.

— Hé ! » lança-t-il au petit robot gros comme un melon qui continuait de dégouliner d’euphorie à proximité du plafond. « Tu veux rester heureux ?

Le robot roucoula que oui.

— Alors, colle à mes basques et fais scrupuleusement tout ce que je te dirai de faire.

Le robot répondit qu’il était très heureux comme ça collé au plafond, merci beaucoup. Il ne s’était jamais rendu compte jusqu’ici de l’intensité des titillations que pouvait vous procurer un bon plafond et il avait envie d’explorer plus en profondeur ses sentiments à l’égard de ceux-ci.

— Tu restes là-haut, avertit Ford, tu te fais reprendre en moins de deux et tu récupères ta puce conditionnelle. Si tu veux rester heureux, descends tout de suite.

Le robot laissa échapper un long soupir de profonde tristesse et s’éloigna à regret du plafond.

— Écoute, dit Ford, peux-tu rendre heureux quelques minutes le reste du système de sécurité ?

— L’une des grandes joies du bonheur sincère, pépia le robot, c’est de le faire partager. J’irradie, j’exulte, je déborde de…

— D’accord, coupa Ford. Contente-toi de répandre un peu de joie dans le réseau de surveillance. Ne lui donne aucune information. Qu’il se sente assez heureux pour ne pas éprouver la moindre curiosité.

Il récupéra sa serviette et courut plein d’entrain vers la porte. La vie avait été un rien morne ces derniers temps. Et voilà désormais qu’elle s’annonçait tout à fait passionnante.

 

Globalement Inoffensive
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